I. À distance de feu

Elric n’a pas les moyens d’y aller. Ni l’argent, ni la patience. Surtout pas la patience.

Célie sa fille vit à cinq cents kilomètres. Cinq cents. On dit que ce n’est rien, aujourd’hui. Un train, une nuit, et on y est. Mais quand on sait ce qui l’attend là-bas, ce n’est plus une simple distance. C’est un autre monde. Un monde où elle s’efface à petit feu.

Elle vit un début de divorce. Enfin… si on peut encore appeler ça un divorce. C’est plutôt un démembrement, un champ de ruines, un territoire miné où il ne reste plus grand-chose d’elle, à part une force qu’elle ne sait même plus qu’elle possède.

Lui, son ex, tisse des mensonges comme on construit une cellule. Mur après mur. Répétition après répétition. Il empoisonne tout : les mots, les gestes, les regards. Il monte les enfants contre elle. Mes petits-enfants. Il veut les éloigner d’elle, les manipule avec ses fausses vérités. Il sème des phrases comme des miettes de haine, plantant des graines de doute dans leur cœur. Et un jour, on le sait, ils répéteront ses mots sans même savoir qu’ils ne sont pas les leurs.

Et Elric, il regarde ça. De loin.

“Je pourrais y aller. Tout laisser, débarquer, frapper à sa porte. Hurler. Faire voler les silences en éclats.

Mais je ne saurais pas me taire. Et dans ce monde-là, celui qui crie devient coupable.

Alors je reste. Ici. À distance de feu. À la lisière.

Je retiens tout ce que je suis. Pour elle. Pour ne pas empirer les choses.

Je suis un père à l’arrêt. Un homme trop plein. Un volcan.

Et la lave me ronge le cœur.”

Les jours ont passé sans qu’il ne bouge. Elric restait là, sur son banc, chaque matin, chaque soir. Il écoutait les bruits du quartier, observait le ciel, devinait le vent. Sa maison était silencieuse, trop silencieuse. Il ne regardait plus la télé. Il mangeait peu. Il se contentait d’attendre, sans vraiment savoir quoi.

Les messages qu’il recevait de sa fille étaient secs. Courts. Des phrases toutes faites. « On s’installe. » « Les enfants sont fatigués. » « Je t’embrasse. » Il les lisait et les relisait, tentant de déchiffrer ce qu’elle ne disait pas. Car il la connaissait par cœur. Il savait qu’un simple « ça va » pouvait contenir une tempête.

Il pensait sans cesse à ses petits-enfants. À Lou, sa petite tornade, qui courait dans le jardin en brandissant fièrement ses dessins et en criant « Regarde, Papi, c’est toi en super-héros ! ». Il se souvenait de la fois où elle avait insisté pour porter ses bottes de pluie à l’intérieur parce qu’elles faisaient « un bruit rigolo ». Et puis il y avait Tom, plus réservé, mais dont le regard s’illuminait toujours quand il lui montrait ses constructions de Lego complexes. Il se rappelait de sa mine déconfite le jour où sa tour la plus haute s’était écroulée, et comment il l’avait aidé à la reconstruire, pièce par pièce. Il se souvenait de tout, de leurs rires, de leurs silences, de leurs petites mains agrippées aux siennes.

Et plus il se souvenait de ces moments précieux, plus l’envie de faire quelque chose pour les protéger le rongeait.

Mais il ne pouvait pas. Il le savait. S’il intervenait, il risquait de faire pire. Le moindre mot de travers pourrait être utilisé contre elle. Alors il a cherché une autre voie.

Un soir, il pris une vieille feuille de papier, un stylo qu’il n’avait plus touché depuis longtemps, et il a écrit. Pas grand-chose. Une page à peine. Il n’avait pas de plan. Juste cette nécessité, cette urgence de parler, de lui dire qu’il était là. Qu’illa voyait. Qu’il n’était pas si loin, même si les kilomètres les séparaient.

Il lui avait parlé d’elle, évoquant des souvenirs communs, comme ce matin d’hiver où son rire avait résonné si joyeusement qu’il lui avait semblé entendre le printemps en avance. Sans relire sa prose, il plia la feuille, la glissa dans l’enveloppe et alla la poster, cédant à une impulsion.

Le retour à la maison le laissa vide, mais une étrange quiétude l’envahit.

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, il dormit un peu mieux.

II Une lettre chaque semaine

La semaine suivante, il reprit sa plume.

Chaque lettre apportait un nouveau souvenir. Parfois, une simple phrase venait combler le silence. Une anecdote de jeunesse, une photo exhumée d’une vieille boîte à chaussures… Il glissait toujours un cliché par pli, daté au dos, comme pour jeter des ancres dans le passé.

Ses lettres n’obéissaient à aucune structure. Tantôt griffonnées à la hâte, tantôt mûrement réfléchies, elles existaient. Et à chaque envoi, il éprouvait la sensation d’un message lancé à la mer, avec l’espoir fragile qu’il atteigne son rivage.

Aucune réponse ne venait. Ni message, ni remerciement. Pourtant, il persistait. Son écriture n’attendait pas de retour : elle était une nécessité, sa façon de résister, de maintenir un lien — si ténu soit-il — avec la vie de sa fille.

Les semaines se muèrent en mois. Il espérait que ses lettres s’accumulaient quelque part, imaginant Célie les découvrir le soir, une tasse de thé à la main, les enfants endormis, et revivre leur histoire à travers ses mots. Ses sourires, ses larmes imaginaires lui suffisaient.

Il variait sa signature. Tantôt « Ton vieux papa », tantôt simplement « Elric ». Une fois, il osa « Le guetteur du banc » et sourit en pliant le papier. C’était bien cela.

La réponse arriva un matin de février. Une enveloppe blanche, posée au milieu des publicités. L’écriture de Célie, un peu plus tremblante qu’avant mais reconnaissable entre mille, lui sauta aux yeux. Sans se précipiter, il prit l’enveloppe et la déposa sur la table. Puis, machinalement, il prépara un café avant de s’asseoir, le cœur battant. Il attendit encore une heure avant de l’ouvrir, comme s’il fallait apprivoiser ce moment.

La lettre était simple, touchante. Elle racontait les enfants, les nuits sans sommeil, les rendez-vous au tribunal. Elle parlait d’un collègue gentil, d’un soir où elle avait ri sans se forcer, d’une journée où elle avait cru s’effondrer. Et puis, au détour d’une phrase, il lut : « Tes lettres me tiennent debout. Je ne les montre pas aux enfants, pas encore. Mais elles me font du bien. »

Elric se figea. Il relut la phrase trois fois, la prononça à voix haute, doucement, pour lui seul. Et il pleura. Pas fort. Juste une larme, qui glissa sans prévenir.

Ce jour-là, il écrivit une lettre plus longue que les autres. Il y mit tout ce qu’il avait retenu jusqu’ici.

III Petite lumière

Après cette lettre, quelque chose changea. Elric ne reçut pas immédiatement d’autres nouvelles, mais il n’en avait plus besoin. Ce simple écho, fragile mais réel, suffisait à ranimer ce qu’il croyait figé. Il poursuivit ses envois, semaine après semaine, avec une sérénité nouvelle.

Il continuait à raconter des souvenirs, à glisser des photos, parfois une recette ou un poème oublié. Parfois, il parlait de ses journées. Parfois, il se taisait entre les lignes. Il écrivait moins pour combler un vide que pour entretenir une présence.

Un matin, une nouvelle enveloppe apparut dans la boîte. Petite, colorée, mal pliée. Il comprit tout de suite que cette écriture n’était pas celle de Célie.

L’enveloppe, plus petite que les autres, était décorée d’autocollants : une étoile, un cœur rouge, un petit chaton mal collé. Elle n’avait pas de timbre, juste un nom écrit en lettres maladroites : « Papi ».

Elric la reconnut avant même de l’ouvrir. Il sentit un battement étrange dans sa poitrine, comme si son cœur voulait vérifier qu’il savait encore ce que c’était, la joie. Il attendit un moment avant de décacheter l’enveloppe, comme on repousse le moment d’ouvrir un cadeau trop précieux.

À l’intérieur, une feuille de cahier froissée, bordée de gribouillis au feutre violet. L’écriture hésitait, les lettres dansaient un peu. Il lut à voix basse, comme pour mieux savourer chaque mot :

« Papi, maman dit qu’on peut t’écrire maintenant. C’est moi, Lou. Je suis grande maintenant. Je t’aime. Tu me manques. Est-ce que tu penses encore à moi ? Moi je pense à toi tous les jours. Même quand je mange des frites. »

Il resta figé, la feuille dans les mains, les yeux embués. Lou. Sa petite Lou. Celle qui disait qu’il sentait « le bois et les bonbons », qui riait si fort quand il la portait sur ses épaules pour attraper les feuilles des platanes.

Il posa la lettre délicatement sur la table, comme on dépose un oiseau blessé qu’on ne veut pas effrayer. Il se leva sans bruit, fit le tour de la maison, puis s’assit à son bureau, là où il n’écrivait plus depuis longtemps.

Cette fois, il prit son temps. Il choisit une belle feuille, un stylo bleu. Il dessina un soleil souriant dans le coin, comme elle le faisait autrefois, puis il commença à écrire. Ce n’était pas une réponse, c’était une offrande :

« Tu es ma petite lumière. Bien sûr que je pense à toi. Tous les jours. Même quand je ne mange pas de frites. Surtout là, en fait. »

Il ajouta une photo — elle et lui à la fête du village, elle sur ses épaules, ballon rouge à la main, bouche grande ouverte de rire. Au dos, il écrivit : « Tu avais cinq ans. Tu disais que j’étais un géant gentil. Je ne suis pas sûr de l’être encore, mais je veille toujours. »

Le lendemain, il sortit de bonne heure. Il glissa l’enveloppe dans la boîte jaune du coin de la rue et regarda le ciel. Il n’était pas plus bleu que les autres jours, mais ce matin-là, il lui sembla qu’il n’était plus si loin.

C’est Célie qui en a parlé la première. Un appel, un soir. Elric se souvient de sa voix, calme, presque légère. Elle lui a demandé :

— Et si on revenait vivre près de toi ?

Il n’a pas répondu tout de suite. Il a regardé par la fenêtre. Le jardin était baigné d’une lumière dorée. Il a fermé les yeux. Puis il a simplement dit :

— Tu sais que tu n’as pas besoin de demander.

Elle a ri. Un rire court, un peu surpris, comme si elle ne s’attendait pas à ce que ce soit si simple.

Quelques semaines plus tard, elle était là. Pas seule. Avec les enfants. Des valises, un carton de plantes, un chat dans une caisse. Lou a sauté dans ses bras dès qu’elle l’a vu. Tom, plus discret, l’a salué d’un regard, mais il n’a pas reculé quand Elric a posé une main sur son épaule.

Ils ne se sont pas installés chez lui. Sa maison était trop petite, trop ancienne. Mais un pavillon s’était libéré à quelques rues. Un petit jardin, deux chambres à l’étage, des murs clairs. L’odeur du neuf et du possible.

Elric passait souvent. Pas tous les jours. Il respectait leur rythme. Il venait pour le goûter, pour une promenade, pour une histoire racontée à voix basse. Il restait parfois tard, assis dans le salon pendant que les enfants faisaient leurs devoirs. Il n’était pas envahissant. Juste là.

Un soir, Lou a pointé une étoile du doigt et a dit :

— Celle-là, c’est la tienne, Papi. C’est celle qui nous regarde quand t’es pas là.

Il n’a rien répondu. Il a juste serré un peu plus fort sa main dans la sienne.

IV Sa place

Le banc est toujours là. Un peu plus usé, un peu plus bancal. Elric s’y assoit encore, certains soirs. Pas par habitude. Par besoin. Il regarde le ciel, écoute les feuilles. Il pense moins. Ou peut-être plus doucement.

Il repense à l’arrêt. À ces jours où il ne pouvait rien faire, rien dire. À ce feu qu’il avait dû contenir, à cette colère qu’il avait transformée en lettres. Il se dit que c’est peut-être ça, être père : savoir quand parler, quand se taire, et surtout, quand rester là.

Célie va mieux. Elle rit plus souvent. Les enfants grandissent, changent, testent les limites. Parfois ils le sollicitent, parfois ils l’oublient un peu. C’est normal. Il ne s’en formalise pas.

Il sait qu’il est présent, même quand il est silencieux.

Il n’écrit plus de lettres, mais il garde toutes celles qu’il a reçues. Parfois, il ouvre la boîte de fer, relit un mot de Lou, une phrase de Célie. Il les connaît presque par cœur. Mais il aime les relire. Comme on touche un talisman.

Et quand il referme la boîte, il se dit que finalement, il n’est plus à l’arrêt.

Il est là. Entier. Tranquille. À sa place.

 

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